14 Feb 2008
Interview de Hugues BAZIN
Hugues BAZIN se qualifie lui-même de chercheur indépendant, travaillant « principalement sur la problématique des formes populaires et des émergences culturelles ». Après un parcours professionnel en tant que travailleur social, éducateur plus précisément, au cours duquel il a eu l’occasion de s’interroger sur les effets du discours de la recherche sur la réalité sociale, il s’est intéressé progressivement à des formes d’intervention sociale impliquant les acteurs dans la production de connaissances partagées, au service de la transformation sociale en milieu populaire.
Son itinéraire de chercheur commencé à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, en sociologie et en anthropologie, l’a amené entre 1990 et 1995 a travaillé sur les mouvements sociaux et culturels sous-tendant le phénomène hip-hop [1], puis sur les résidences d’artistes en milieux populaires dans les années 1995-2000.
Sa participation au programme de recherches territorialisées culture-et-territoires en Île-de-France s’inscrit dans la démarche dite de recherche-action ou de recherche en situation qu’il a impulsée à partir des années 2000. La recherche a pour titre :
« Du laboratoire au territoire, les enjeux du développement culturel entre Paris et banlieue ».
La problématique est la suivante : la recherche est centrée sur le rapport de la culture au territoire : comment le travail de la culture « crée » du territoire et réciproquement comment les ressources sociales et culturelles du territoire alimentent une politique de développement culturel ? Il s’agit donc de dépasser le simple assemblage d’espaces (géographique, urbanistique, social, économique, culturel, etc.) pour partir de « nouveaux » espaces dynamiques, interactionnels, interstitiels, intermédiaires qui interrogeraient différemment le rapport centre / périphérie, local / global, lieux / environnement, etc. La recherche souhaite contribuer à la visibilité/lisibilité de cette autre géographie humaine en termes d’espaces en commençant par les formes alternatives de création, de formation, de production, de réception et de structuration qui existent dans les pratiques populaires et les parcours d’acteurs.
L’intitulé « du laboratoire au territoire » traduit ce mouvement d’émergence entre expérimentation et développement, projet et processus. Ainsi, au creux de cette articulation, il y a le dépassement de la vieille séparation entre action culturelle et éducation populaire, culture et socioculture pour contribuer à définir ce que pourrait être aujourd’hui un projet culturel.
Cette production de connaissances implique les différents protagonistes de la scène locale et régionale dans une logique de recherche-action et s’appuie sur plusieurs outils : entretiens individuels approfondis, suivi d’expérimentations, création de situations interactives (collectifs), requalification d’espaces intermédiaires et expériences innovatrices (outils d’évaluation), mise en place d’un pôle échanges/ressources (sous forme d’un site internet).
La recherche-action conduite par Hugues BAZIN est en cours, par conséquent dans cet entretien, il ne présente pas de résultats précis : comme il l’exprime lui-même, on est plutôt dans « la cuisine » du chercheur, dans la présentation d’un processus, avec ses propres interrogations, mais aussi avec certaines convictions bien ancrées.
Cette recherche est conduite en partenariat avec la mairie du 18e arrondissement et la délégation à la politique de la ville et à l’intégration de la Ville de Paris.
Sur quelle analyse et quelles intentions reposent la démarche que vous avez proposée dans le cadre de l’appel à recherche ?
Hugues BAZIN : Ce qui m’intéresse ici, c’est le « travail de la culture » : il faut le prendre dans un sens large et global, c’est-à -dire pas uniquement le travail des acteurs culturels, des intervenants artistiques dans les quartiers. Comment le travail de la culture, cette capacité pour les acteurs populaires d’émerger, de s’affirmer, de développer une identité, une mobilité sociale, de s’auto-former, de transformer sa réalité sociale, comment donc le travail de la culture, transforme le rapport au territoire, change le rapport au territoire ? Et ce, à partir d’une approche territoriale et urbanistique. Je pars de la constitution de groupes de recherche-action, donc je pars vraiment d’une situation de rencontre avec les acteurs et on tente d’interroger le rapport au territoire.
Méthodologiquement, il y a une phase de rencontre avec les acteurs : ça passe de façon très pragmatique par des listes d’acteurs que je récupère ici ou là , déjà référencés comme porteurs de projets sur le territoire. Je vais les rencontrer et donc cette phase d’entretiens est importante, non pas simplement pour récolter l’information, mais pour leur proposer une démarche de recherche-action. Ensuite, ils s’en saisissent ou pas. On leur dit : « avez-vous envie d’aller plus loin et de poursuivre sous forme d’espace collectif de travail de type recherche-action » ? Cela peut être des acteurs associatifs dans le champ culturel ou social, des associations de quartier, un centre social, des artistes en résidence, des artistes indépendants, des lieux culturels. Donc le profil est assez large, ou bien aussi de simples pratiquants ou habitants ou usagers de ces structures.
Évidemment, la recherche-action ne crée pas une dynamique là où il n’y en a pas : d’une part, il faut qu’il y ait une démarche personnelle de la part des individus, c’est-à -dire qu’ils trouvent de l’intérêt à un moment donné à un travail réflexif sur leur pratique, et puis il faut aussi, sur le territoire, une dynamique collective minimale. Toutefois, le but n’est pas de créer un nouveau dispositif, alors qu’il y en a déjà de différentes natures. Par exemple, sur la Goutte-d’Or, il existe déjà un réseau interassociatif pour préparer des événements comme la Fête de la Goutte-d’Or. L’espace de recherche-action va évidemment s’appuyer sur ce réseau, mais il va aussi être décalé par rapport à ce réseau-là . Pour l’instant, deux dynamiques se sont enclenchées : une sur la Goutte-d’Or et une sur la Porte Montmartre. Il était question également de travailler de l’autre côté du périphérique, mais pour le moment cela ne réagit pas beaucoup.
Dans la problématique de recherche, il y avait cette dimension de frontière, de passage Paris à proche banlieue…
Hugues BAZIN : Tout à fait. Frontière, pas uniquement entre Paris et banlieue. C’est un travail sur la frontière en général parce que dans chaque quartier, si on va à la Porte Montmartre, il y a aussi des frontières entre le boulevard intérieur, ce qui est vraiment la partie, entre guillemets, Paris, et puis, entre le boulevard intérieur et le périphérique, donc en fait il y a des frontières dans Paris même. Donc, il y a aussi une partie d’utopie que j’assume dans ce travail-là , et c’est en fin de compte la mise en relation de ces espaces collectifs de travail qui permet aussi d’interroger le rapport au territoire. Par contre, il y a une certaine mobilité, mais au niveau des intervenants. Par exemple il y a des artistes qui ont travaillé sur Saint-Ouen et dans le 18e , donc en résidence à Mains d’Œuvres ou à l’Espace 1789 [2] et puis à L’Étoile du Nord ou au Grand Parquet, donc ils vont faire cette liaison. Par contre, les gens qui habitent à Montmartre ne vont pas aller dans le centre de Paris par exemple. Alors que les gens des classes moyennes ou supérieures vont, eux, se déplacer en fonction des événements culturels. Ils vont aller de Paris à banlieue ou de banlieue à Paris.
Donc, si je résume, il y a eu cette phase d’entretiens individuels, ensuite cette mise en place de groupes de travail, de collectifs de recherche-action, et la troisième phase, c’est la mise en relation de ces espaces de travail, d’une manière très simple, sous forme de restitution ou de débat public.
Mon idée est de pouvoir ancrer sur le territoire ces démarches-là indépendamment de l’appel d’offres. Que les acteurs puissent se saisir de ces espaces-relais… si ça correspond à une attente. Le premier besoin que reconnaissent ces acteurs-là , c’est justement la nécessité à un moment donné d’avoir une approche territoriale de leur projet et non pas saucissonnée en fonction des champs d’activité, des formes de financement, et de poser une cohérence, que ce soit d’un point de vue social pour les acteurs sociaux, d’un point de vue artistique pour les artistes… le travail des équipes de développement local, c’est ce travail-là , de réunir les acteurs et d’avoir une approche territoriale des projets.
Donc, c’est vrai que les acteurs vivent cette nécessité, à un moment donné, de se retrouver dans des espaces réflexifs qui sont indépendants des formes opérationnelles ou des dispositifs classiques, où il y a une liberté de parole, où ils peuvent interroger une cohérence sur le territoire et travailler sur les frontières notamment. Celles-ci sont territoriales, mais elles sont aussi sectorielles, entre autres avec la dimension sociale et artistique : par exemple, les acteurs sociaux sont un peu fatigués d’être sollicités par des artistes uniquement de manière, j’allais dire, « instrumentale », lorsque l’artiste cherche le public pour tel ou tel atelier par exemple. Et inversement, l’artiste n’a pas envie de se faire instrumentaliser dans des formes d’action sur le terrain.
Ce qui intéresse aussi les acteurs, dans le processus de recherche-action, c’est qu’ils maîtrisent aussi la démarche, la production, d’où l’intérêt de créer aussi un site Internet… même s’il est assez peu participatif, je le reconnais. J’aimerais qu’il le soit davantage, qu’il y ait une visibilité en temps réel de cette production de connaissances, même si en tant que chercheur, je produis par ailleurs, par exemple, dans le cadre d’un appel à recherche, une production de type scientifique.
Si on en revient à cette notion d’approche territoriale, car c’est ce qui est sollicité, attendu, qu’est-ce qui caractérise une approche territoriale ? qu’est-ce qui fait qu’une approche est territoriale et qu’est-ce qui fait qu’une approche n’est pas territoriale ? Qu’est-ce qui apparaît à partir des échanges que vous avez dans les ateliers ?
Hugues BAZIN : Il y a aussi une autre dimension avec la démarche d’atelier qui intéresse les gens : il s’agit justement de travailler sur la notion de territoire. C’est une notion qui est intéressante, qui est questionnée par les acteurs eux-mêmes. Ils déconstruisent cette notion-là : qu’est-ce que c’est, en fin de compte, le territoire ? Il y a différentes définitions : le territoire de proximité, le territoire de mobilité sociale, le territoire institutionnel, partenarial… donc plusieurs niveaux de territoire. Il est intéressant de ne pas partir d’une définition acquise du territoire, mais partir des situations qui vont redéfinir ce rapport au territoire. Je suis un peu juste pour dire ce que ça va produire, parce que là , il faudrait attendre encore un peu pour voir comment ça va se développer. Parce qu’on est dans la phase de déconstruction / reconstruction, d’interrogations par rapport au territoire et ça reste pour l’instant un chantier. On parlait des notions de frontière, des notions d’interstice, là aussi ce sont des notions que l’on interroge. On est en présence de logiques de développement sur le territoire qui essaient d’être transversales en posant la question à la fois économique, culturelle, sociale et artistique.
Par exemple, il y a un chapiteau de cirque installé depuis six mois sur la Porte Montmartre et qui est lié à une approche à la fois sociale et artistique : c’est une manière, entre guillemets, de pacifier cette zone-là , qui était un ancien terrain vague, et de créer une zone d’action culturelle. C’est une action qui est interrogée par les acteurs. Qu’est-ce qui se passe quand un artiste vient, quand un chapiteau s’installe six mois sur un territoire, qu’est-ce qui se produit, quelle est la relation aux habitants, etc. ? Cette évaluation-là n’est pas produite en fin de compte avant ou après l’action. L’intérêt de la recherche-action c’est aussi d’interroger tout au long. C’est une logique de projet sur le territoire. L’intérêt serait aussi d’impliquer les associations, mais c’est un peu compliqué sur ce mode d’évaluation justement, sur cette logique de projet. Quels outils, quels critères d’évaluation se donne-t-on, quels sont les nouveaux critères d’évaluation sur ces projets ancrés dans un territoire ?
J’imagine que ça ne peut être que le résultat d’un processus de travail d’échange, d’écoute… pour pouvoir identifier ce qui fait territoire. Par exemple, vous évoquez les effets de la présence d’un chapiteau de cirque dans tel quartier, donc le travail de production se fait essentiellement dans le cadre des ateliers de recherche-action ou est-ce que vous complétez par des entretiens individuels par exemple ?
Hugues BAZIN : Oui, il y a eu une première phase en 2006 où j’ai rencontré toute une série d’acteurs et je continue. Par exemple, j’ai rencontré une chargée de mission autour du 104 rue d’Aubervilliers. J’avais essayé dans ce lieu d’entamer un groupe de recherche-action, mais il n’a pas vraiment marché. Si on part des lieux, ça ne marche pas ! Par contre, la recherche-action permet, si les gens de ces lieux veulent bien participer, d’interroger le rapport entre lieu et territoire.
Une question également apparaît transversale dans les ateliers de recherche-action : celle de l’espace public, des formes d’appropriation de certains espaces publics, par exemple, les jardins participatifs, les fêtes de quartier, etc. Ce sont des axes de réflexion transversaux aux groupes de recherche-action : en quoi la fête constitue l’émergence d’une culture de quartier, ou bien est-ce une forme d’action culturelle proposée par les acteurs associatifs sur le quartier ? On est toujours entre les deux : la fête de la Goutte d’Or a une forme festivalière, à la fois avec une direction artistique et à la fois par un réseau dense associatif sur le territoire. Elle est aussi l’émanation d’une identité du territoire. Il y a, du reste, un projet intéressant qui va peut-être aussi émerger et se raccrocher à une démarche de recherche-action : l’idée d’un éc(h)omusée, vivant, de la Goutte-d’Or. Plutôt que des échanges artistiques ou inter-quartiers ou inter-villes (par exemple, Paris-Zurich où il y a eu des échanges artistiques entre un quartier de Zurich et la Goutte-d’Or), il s’agirait de partir de l’ensemble de l’écosystème culturel de la Goutte d’Or, par un travail avec un lieu qui s’appelle Cargo 21, de partir de ce qui fait identité culturelle du territoire, y compris de cette culture immatérielle dont parle l’UNESCO.
Il y a aussi une dimension temporelle que l’on n’a pas citée. C’est tout le travail sur la mémoire collective et donc sur l’histoire évidemment de ces quartiers-là . On en parlait par rapport aux Jardins d’Éole, ancienne friche SNCF à deux pas des terrains vagues de Stalingrad et de La Chapelle. Ils ont été des lieux d’émergence culturelle dans les années 80, d’acteurs entre autres du hip-hop. Il est intéressant de constater, à travers des festivals comme Paris hip-hop par exemple, qui propose des ateliers aux nouvelles générations de transmission de cette culture hip-hop, que les jeunes qui participent à ces ateliers ne savent pas que les quartiers où ils habitent étaient des lieux d’émergence de ces cultures-là . J’avais proposé de réaliser un travail d’enquête auprès des habitants sur la mémoire collective de ces quartiers. Quelle est l’identité culturelle de ce territoire ? Quelles sont les spécificités d’un quartier dit « populaire » et quelles sont ses formes de culture populaire ? En quoi sont-ils, encore aujourd’hui, agents de transformation du territoire ? Ou bien, est-ce que l’on est uniquement face à , d’un côté, des lieux culturels, de l’autre côté des « opérations » culturelles du type Nuits blanches qui sont régulièrement en décalage par rapport aux formes culturelles présentes dans les territoires ? Les Nuits blanches ont été beaucoup interrogées à la Goutte-d’Or. La question du sens de cette initiative se pose effectivement. Dans le même temps, les acteurs reconnaissent l’intérêt du décalage artistique et à la fois, ils se posent la question du sens, de la possibilité de se réapproprier cette démarche.
La recherche-action questionne, là aussi, ce rapport. Des artistes disent : « nous, nous n’avons pas une approche territoriale ; nous avons davantage une approche interstitielle, transterritoriale, etc. » Il y a effectivement deux façons d’aborder les choses : soit on conçoit une intervention à partir de ce qui fait que ce territoire est dit « populaire » - c’est l’approche classique des quartiers populaires, aussi celle de la Politique de la Ville, en enfermant, en catégorisant les territoires en fonction des problèmes sociaux ; soit on part d’une dynamique émergente, de la façon dont les acteurs eux-mêmes définissent leur rapport au territoire. D’où l’idée des espaces-relais : il y a des espaces sur le territoire qui ne sont pas nécessairement des lieux culturels (un bistrot, un lieu « interstitiel »â€¦ un jardin public), mais qui sont effectivement des espaces de vie culturelle, et le travail de la culture peut être de mettre en visibilité ces espaces-là qui peuvent devenir des espaces-relais. Cela peut être aussi des lieux construits, un centre socioculturel par exemple. Des lieux où on parle de l’espace en termes d’objet-territoire et où on ne parle pas d’une approche institutionnelle du territoire.
Vous avez évoqué très vite, précédemment, la gentrification des quartiers populaires. Dans le cadre des processus de travail que vous mettez en place, sous la forme des ateliers par exemple, comment la cohabitation sociale s’exprime ?
Hugues BAZIN : Les ateliers de recherche-action ne sont pas du tout représentatifs du territoire. Ce n’est pas un échantillon du territoire. Pas représentatif d’abord parce qu’il faut du temps pour repérer les acteurs et donc je passe à côté de toute une série d’acteurs ; d’autre part, pour franchir la porte d’un groupe de recherche-action, il peut y avoir de l’appréhension, et c’est la raison pour laquelle les espaces-relais sont importants. Un acteur populaire non associatif, peu habitué à ces démarches, ne va pas entrer « naturellement » dans un groupe de recherche-action : cela passe par des espaces-relais.
Par exemple sur la rue Montmartre, il y a des usagers du centre social qui participent au groupe de recherche-action parce qu’il y a l’espace-relais du centre social, ce qui, du reste, change complètement la configuration du débat. C’est tout l’intérêt de ce processus. Sur la Goutte-d’Or, pour l’instant, cela reste assez « classique ». Ce sont des gens familiers de ces démarches réflexives sur leurs propres pratiques qui se retrouvent « naturellement » dans ces cadres. Précisément, je suis vigilant à essayer de toucher un panel le plus large possible d’acteurs, mais c’est un objectif toujours difficile à atteindre. Par contre, ensuite, avec le temps, il est possible à travers ces espaces-relais, à partir aussi de formes de restitution publique, d’enclencher une démarche collective.